L’Histoire de La P’tiote Breuve – Chap. 3

Le lendemain, j’avais convaincu Kilian et Maurice de visiter un musée, persuadée que ce devait être un endroit qui nous plairait. Kilian avait jugé plus raisonnable de se défoncer avant d’entrer. Je n’avais pas été contre, Maurice non plus. Je m’étais plantée devant les œuvres et affectée de prendre une position appropriée, ce qui est plus difficile qu’il ne parait. J’avais espéré naïvement un miracle, mais, horreur, il ne s’était rien produit. Les tableaux m’avaient laissée de marbre. Pas un frisson, pas même le début d’un tressaillement. Au bout d’un certain temps passé, mes yeux s’étant peut-être trop longtemps évertués à percer le mystère de ces choses hétéroclites, j’étais rendue à l’état d’automate, ne voyant plus, ne pensant plus, déambulant devant les œuvres comme devant des lampadaires. Je m’étais aperçue à un certain point que les milliers d’œuvres offertes à mon regard suscitaient autant d’intérêt que les néons lumineux indiquant les toilettes. Cet abominable constat m’avait plongée dans la honte. Comment ? N’étais-je pas de celles que l’art extasie, émeut, guide ? Etais-je l’un de ces personnages futiles et grossiers que ne peuvent contenter que des plaisirs immédiats et le tintamarre inepte et arrogant de l’industrie de l’audio-visuel ? 

J’avais regardé Kilian et Maurice qui ne semblaient pas bien plus avancés que moi. Nos regards s’étaient croisés. On avait ri. Un homme d’une quarantaine d’année était passé devant moi et il n’avait pas pu s’empêcher de bailler. Il était reparti après avoir esquissé un sourire navré. Je ne m’étais pas expliquée comment du reste, mais mon âme s’était soudain remplie d’allégresse. Il m’était apparu alors le véritable sens de ces lieux culturels. C’étaient de vastes zoos, d’authentiques arènes dédiées à l’observation des êtres humains dans un environnement confiné. Ainsi pouvais-je voir ce personnage qui prenait la photo d’une pierre grisâtre qui gisait derrière une vitrine. Quel pouvait être le sens de ceci ? Il en était, d’autres questions. Qu’en était-il de ce bonhomme très maigre qui jetait un regard courroucé sur tout ce qui passait et de cette dame qui s’était fendue d’un sourire dément au milieu des poteries ? 

J’avais fini la matinée agréablement, pénétrée de la pensée optimiste que les limites de l’esprit humain étaient insondables. 

Nous nous étions carapatés hors de ce trou. Nos poumons étaient en manque de shit.

– Encore 5 euros bien mal dépensés ! S’était exclamé Kilian.

– C’est parce que tu n’y comprends rien, idiot. Avais-je fanfaronné.

– C’était merdique. Avait tranché Maurice.

On s’était marrés.

Nous avions passé le reste du week-end tous les trois. Il va sans dire que nous avions tapé allègrement dans les réserves de marijuana de Kilian et de Maurice. J’avais expérimenté différentes sortes de surface. Les pelouses, la terre, les planchers. Je m’étais même fondue dans un banc métallique. Il y avait eu Kilian et Maurice. Je m’étais beaucoup collée à eux. Leur contact m’amusait et me rassurait. Je m’étais gavée de sensations nouvelles et couverte de matières dont la poussière occupait une grande part. J’étais revenue à un état sauvage, guettant les odeurs de nourriture et les mouvements incertains de la foule. Nous déambulions incognito au milieu des individus anonymes qui poursuivaient des buts vagues et futiles. Nous savions ce qui était vrai. Eux semblaient ne rien savoir. Ils avançaient, ces ignorants.

Kilian s’amusait parfois à jeter discrètement une carotte en plastique au pied des passants et les alertait aussitôt :

– Monsieur, vous venez de perdre votre carotte.

Quelques-uns souriaient. Je trouvais que sa blague était brillante et peu à peu, une interrogation s’était formée dans mon esprit : d’où tirait-il cette fausse carotte ? 

Quand Kilian avait été lassé de son jeu, il avait jeté la fausse carotte dans une poubelle. Nous étions rentrés dans un grand magasin de fringues, à ma demande. Je voulais voir les garçons avec d’autres vêtements. Je m’étais sentie soudain des velléités artistiques. Nous avions dévalisé le rayon homme et nous nous étions réfugiés dans les cabines d’essayage. Les gens nous regardaient et nous écoutaient. Je parlais très fort sans le vouloir. Je n’arrivais pas à contrôler ma voix. C’est à peine si je contrôlais ce que je disais. Je riais beaucoup. Habiller et déshabiller successivement Kilian et Maurice me remplissait d’allégresse. Je prenais les vêtements frénétiquement, quasi au hasard, et m’émerveillais des résultats. Kilian et Maurice obéissaient docilement et j’en profitais pour palper des endroits de leur corps. C’était nouveau pour moi et excitant. 

On était de plus en plus déchaînés et j’avais l’impression qu’aucun de nous ne contrôlait plus rien. On avait laissé des vêtements un peu partout. On courait on criait on riait. C’était si bon. Au bout d’un moment, quelqu’un était venu nous demander de partir. Nous étions tombés des nues. Nous redécouvrions qu’il existait une autre réalité, normative et barbante.

À la fin de ce week-end, nous nous étions réfugiés dans un parc. Nous nous étions mis sous un arbre et nous étions laissé allés à notre torpeur. Nous avions laissé le temps filer.

Le lendemain nous étions de retour au lycée. J’avais aperçu Kilian sur le parking du lycée. Il était en train de farfouiller de son sac. Sa silhouette fragile et amicale, ses mouvements imprécis, me remplirent de la joie de le voir. Je lui avais tapé sur l’épaule.

– On va s’en fumer un vite fait ? Lui avais-je dit en souriant.

– Oui mais mon briquet est mort. Je cherche des allumettes au fond de mon sac.

Nous nous étions un peu mis à l’écart. Kilian avait retourné son sac brusquement et tout son contenu s’était retrouvé par terre. Il y avait des tickets de caisse, des mouchoirs usagés, des feuilles à rouler, des notes de cours illisibles et qu’on devinait incomplètes. Il y avait aussi quelques inhalateur de ventoline, du tabac en quantité impressionnante. Nous avions trouvé quelques allumettes et Kilian avait réussi à dénicher un bout de grattoir pour les allumer.    

On avait roulé le splif et on l’avait torché avant que la sonnerie ne retentisse. En passant par la porte du lycée, ça avait été comme entrer en territoire inconnu. Ici aussi, les gens s’affairaient, avaient des objectifs, « construisaient » leur avenir. Ça sentait fort l’oignon. J’avais eu envie de rire en voyant tout ce monde. C’était si absurde.

En cours d’anglais, je m’étais prise de passion pour les mains du prof. Je n’écoutais rien de ce qu’il disait mais il me semblait que ses mains racontaient une bonne histoire. J’avais passé un cours merveilleux. J’avais pris Kilian à part en sortant du cours : 

– Allons nous mettre quelque part et fumons. L’avais-je supplié.

– T’es maboule.

– J’ai trop envie.

– Ok. On y va.

On s’était cachés dans un buisson et Kilian avait roulé un cône.

Je m’étais laissée bercer par le contact de la multitude de feuilles et de branches, comme autant de doigts qui me tripotaient amicalement. Maurice nous avait rejoint au bout d’un moment, l’air en colère.

– Franchement vous auriez pu me prévenir !

– Rho, ça va, Maurice. On s’est fait un petit joint en feuj, rien de mal.

– Mouais. Pas cool quand même.

– On peut s’en faire un autre si tu veux.

– Bof. C’est déjà l’heure de retourner en cours.

– Déjà ?! m’étais exclamée, soudain tirée de ma rêverie végétale. Le temps passait si vite. Je m’étais levée avec mal du buisson.

Nous nous étions dirigés vers les bâtiments, la mort dans l’âme. 

La fin d’année scolaire était passée ainsi. Kilian et moi étions toujours fourrées ensemble. Maurice avait été de moins en moins avec nous, puis nous ne l’avions tout simplement plus vu.   

Quelques jours avant les vacances d’été, nous avions été convoqués Kilian et moi, en raison de nos résultats catastrophiques.

Ça sentait fort l’oignon dans le bureau du proviseur. 

J’avais écouté à moitié les avertissements. J’avais entendu qu’on me laissait aller en première mais qu’il faudrait impérativement redresser la barre. J’avais hoché la tête. Je n’étais obsédée que par une chose : me retrouver dehors avec Kilian et fumer un gros pète. ON avait fini par me relâcher, non sans me jeter des regards lourds 

Kilian avait eu moins de chance. On lui faisait redoubler sa seconde.

– Je m’en branle, avait-il dit bravement en sortant.

On avait ri et on était sortis du lycée en courant, bien décidés à ne pas y revenir avant l’année prochaine, voire ne pas y revenir tout court. C’était une idée qu’on avait évoqué plusieurs fois et qui nous semblait séduisante et héroïque.

Nous avions passé tous les jours de l’été ensemble et nous avions commencé à avoir une relation amoureuse. Mon amour pour Kilian et pour la marijuana s’étaient confondus dans mon esprit. Je m’étais mise à tout aimer en lui, en particulier sa gaucherie et ses crises d’asthme. Le reste du monde était devenu trop petit pour mériter mon attention. Nous nous saoulions l’un de l’autre jusqu’à l’écœurement.

Un jour nous avions croisé Maurice, par hasard. 

– Maurice ! m’étais-je écriée, mais je m’étais rendue compte aussitôt que cela ne me faisait pas tellement plaisir de le voir. Il avait une mine soucieuse.

– Ah ! Salut ! Avait-il lancé en s’approchant.

– Comment ça va ? Avait demandé Kilian, avec une joie sincère. Je suis content de te voir !

– Moi aussi, avait répondu Maurice, mais on avait senti qu’il n’en pensait pas un mot.

– Qu’est-ce que tu fais par ici, avait demandé Kilian.

– Je me promène. Je pense à des choses. En tout cas, vous avez l’air d’aller tous les deux !

Je n’avais pas réussi à savoir s’il faisait allusion à notre relation amoureuse ou au fait que nous étions stones.

– Tu viens t’en fumer un petit avec nous ?

Maurice avait eu l’air gêné.

– Tu sais, je ne fume plus maintenant. 

Kilian avait eu l’air choqué, mais moi je n’étais pas étonnée le moins du monde.

– Mais pourquoi ? s’était exclamé Kilian, visiblement inquiet.

– Je ne sais pas trop. En fin d’année, j’ai senti que je n’avais plus envie de ça.

– Mince alors ! Mon pauvre. C’est venu comme ça, sans raison ? Je ne pensais pas que ça pouvait partir aussi vite. Avait dit Kilian, songeur. 

– Pourquoi « mon pauvre » ? Je vais bien. En fait je ne me suis jamais senti aussi bien que maintenant. De toute façon, je n’avais plus que des bads trips à la fin.    

En repensant à notre première soirée et à son monologue sur le toit, je m’étais mise à rire. Kilian et Maurice se tournèrent vers moi.

– C’est vrai que tu n’avais pas l’air très en forme, dis-je pour justifier mon rire.

Maurice avait laissé mon commentaire sans réponse.

– En plus, je suis un peu préoccupé.

– Par quoi ? Avait demandé Kilian.

– Vous ne savez pas pour le lycée ?

Je m’attendais à une annonce terrible. Nous avions haussé les épaules. Kilian et moi n’étions plus au courant de rien que de nos deux existences.

– Notre lycée a terminé premier de France au baccalauréat, au général et toute matière confondue.

Il y avait eu un grand blanc après cette déclaration. Décidément, le sens du monde autour m’échappait plus que je n’aurais su le dire.

– Et alors ? Demanda Kilian qui ne comprenait pas plus que moi le problème.

– Ce n’est pas une bonne nouvelle ? Avais-je renchéri, quand bien même cela ne m’était pas apparu spécialement ni comme une bonne ni comme une mauvaise nouvelle.    

– Je ne sais pas. Vous ne trouvez pas que c’est un peu bizarre ? Notre lycée a toujours été moyen et là, d’un coup, il se retrouve premier de France ? La moyenne de notre lycée se situe autour de 17,5/20. Les premières et les terminales de l’année dernière avaient des notes très moyennes toute l’année et d’un coup, au bac, font quasi un sans faute ?

– C’est vrai que c’est bizarre. Avais-je admis. Tu crois qu’il y a eu triche ?

– Plusieurs inspecteurs académiques se posent la question. Mais moi je sais que non. Il n’y a qu’à voir les résultats des secondes. Les contrôles de fin d’année ont fait exploser les moyennes générales de tous les élèves.

– Sauf les nôtres, avait dit en ricanant Kilian. J’ai eu des notes aussi mauvaises que tout le reste de l’année.

– Exactement. Sauf les vôtres. Mais tous les autres se sont surpassés. Même moi, qui suis nul, j’ai eu des 20 à tour de bras. Et ce n’était pas de la triche, ni les contrôles qui étaient faciles. Je m’en souviens j’étais vraiment dans un état second. J’avais l’impression de tout pouvoir, de tout savoir. Tout me paraissait simple.

– Oui mais tu as arrêté de fumer. Avais-je suggéré.

– J’y ai pensé mais ça ne me paraît pas pouvoir tout expliquer. Et je me demande même si ce n’est pas plutôt ça qui m’a fait arrêter la fumette avant l’heure.

– Quoi ça ? Avait demandé Kilian qui semblait avoir du mal à se concentrer.

– Vous vous souvenez de la soirée sur le toit ? Ce qu’il s’est passé ? Le prof de physique-chimie ? Les diffuseurs raid ? Et si c’était la cause de notre transformation ?

– Mais oui ! M’étais-je exclamée. Il nous a dit qu’il avait inventé un composé génial capable de ne je sais plus quoi.

– Ben merde ! Avait dit Kilian qui avait pris la tête de quelqu’un qui vient d’avoir une idée brillante. Il disait vrai ? Mais pourquoi ça n’a pas marché sur nous ?

– C’est vrai, c’est la seule chose un peu bizarre.

– On fumait trop peut-être. On était immunisés. Dis-je en blaguant.

Mais Maurice avait pris ma proposition très sérieux.

– C’est bien possible. Dit-il d’un air grave.

– Et alors ? Dit Kilian. C’est plutôt positif, non ? Pourquoi tu te rends malade avec ça ? 

– Ça ne t’inquiète pas toi ?

– Bof. Tu sais… En plus je n’ai pas bien senti la différence.

– On nous manipule et je n’aime pas ça. Avait finalement tranché Maurice.

Puis voyant sans doute que nous ne partagions pas son inquiétude, il était reparti, la mine sombre et le regard fuyant.

– Pauvre type, avait conclu Kilian.

Je n’étais pas loin d’adhérer à ce point de vue. 

Kilian et moi nous étions empressés d’oublier les problèmes de Maurice. Nous nous étions cachés sous un pont pour fumer encore un peu, et regarder passer l’eau du fleuve. 

Le reste de l’été nous avait vu nous enfoncer davantage dans l’oubli du monde et des autres. J’ignorais comment, mais Kilian n’était jamais à court de matières premières. Son sachet semblait toujours plein. La nuit, nous nous déshabillions dans sa chambre. Nous restions de longues heures nus, entourés des brumes qui passaient fugitivement devant les flammes des bougies et nous nous endormions sans même nous en apercevoir. 

Nous nous étions levés un jour et c’était la rentrée. Nous en étions à peine conscients. Nos parents nous avaient obligé à nous rendre au lycée. Arrivés face aux grilles de l’établissement, un malaise m’avait saisie. Je voyais les élèves qui s’avançaient en devisant calmement, un sac sur le dos. Leurs visages respiraient la certitude. Ils m’avaient semblé idiots, tous autant qu’ils étaient. Qui s’est déjà enfoncé dans le fond d’un arbre ou a déjà fait l’amour dans l’espace intergalactique sait qu’il ne peut y avoir vraiment de certitudes ici bas. Savoir même ce qu’on doit faire les minutes qui suivent relève de l’aveuglement. Certaines têtes m’avait bien semblé familières mais je ne reconnaissais personne. Kilian et moi nous étions regardés. Son sourire plein d’amour et de compassion m’avait rassérénée. Nous nous étions écartés des grilles du lycée et nous nous étions enfuis. 

@simontrompette

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