L’Histoire de La P’tiote Breuve – Chap. 2

La chaleur était déjà devenu bien tolérable mais Kilian et Maurice avaient quand même voulu enlever leurs maillots.

– Rien de tel que fumer les muscles à l’air ! Avait indiqué Kilian en tendant les bras vers le ciel, comme pour mieux démontrer son propos. 

Maurice s’était calé par terre et roulait un cône d’une taille impressionnante. Allait-on fumer ce gros machin en entier ? Je n’avais pas osé exprimer mes inquiétudes. 

Maurice avait avancé la flamme de son briquet vers sa bouche. Il avait tiré deux trois grosses bouffées. L’extrémité du gros machin s’était mise à rougeoyer. Une fumée épaisse et odoriférante avait recouvert le visage de Maurice. J’étais fascinée.  

– Qui roule bamboule. Avait commenté trivialement Kilian.

Maurice avait encore tiré quelques lattes pendant lesquelles j’étais bien trop captivée pour faire la conversation. Personne ne parlait d’ailleurs. Kilian et Maurice semblaient tous les deux s’être tendus vers le petit objet incandescent qui dansait dans les doigts de Maurice. Religieusement, nous écoutions le crépitement du papier.

Ensuite, Maurice m’avait tendu le joint. Je l’avais attrapé avec une précaution extrême comme si c’était un objet inestimable qu’on me confiait. J’avais eu quelques difficultés à faire glisser le carton entre l’index et le majeur, comme on avait coutume de voir les gens tenir leur cigarette. Les premières taffes avaient été assez désagréables. Je m’étais vite arrêtée car j’avais la tête qui tournait terriblement. J’avais passé le joint à Kilian. Je leur étais reconnaissante de ne pas me demander ce que ça me faisait. En fait, à part la tête qui tournait et la gorge qui était en feu, je n’avais rien ressenti.

Le joint avait fait plusieurs tours auxquels j’avais participé. Ma gorge était de plus en plus douloureuse et ma bouche pâteuse, mais les étourdissements s’étaient estompés. J’avais vaguement entendu Maurice se plaindre à Kilian qu’il s’endormait un peu trop sur le joint.

Kilian s’était jeté vers l’arrière en se tenant sur les coudes. Il regardait avec insistance son nombril et jouait avec les poils qui l’entourait. Je crois que Maurice était en train de dire quelque chose mais    j’étais concentrée sur la sensation rugueuse du béton sur mes paumes. C’était chaud et assez agréable. Je m’étais mise à genoux pour basculer tout mon poids sur mes paumes et ressentir pleinement le béton sur ma peau. Cela n’avait eu l’air de déranger personne. Kilian continuait à se tripoter le nombril et Maurice discourrait seul. J’avais avancé sur quelques mètres à quatre pattes, histoire de voir, puis je m’étais levée pour inspecter le béton autour. Jusqu’au bout de l’immeuble le béton paraissait incroyablement plat. Je m’étais avancée près d’une petite cheminée en béton et je m’étais cachée derrière. En m’asseyant je m’étais sentie soudain aspirée par le sol. J’avais essayé de m’en dégager mais mes fesses étaient happées par le béton. J’avais crié, moins de peur que de surprise. Il était improbable que mes fesses soient réellement aspirées par le béton, alors que se passait-il ? Mon esprit était-il la source de ce prodige ?

Kilian avait passé sa tête au-dessus de la tour.

– Ah ! Tu es là. Avait-il dit.

– Je n’arrive pas à me sortir de là, avais-je dit en éclatant de rire.

Kilian s’était marré et s’était assis à côté de moi.

– On est complètement décalqués je crois.

Le mot « décalqués » m’avait fait bien rire. Mais en réfléchissant, je devais admettre que c’était vrai au fond. J’étais actuellement comme un calque de moi-même. 

– C’est plutôt agréable.

– Grave.

Nous étions l’un contre l’autre maintenant. Nos jambes et nos fesses se touchaient et c’était agréable de sentir cette masse qui me soutenait. Je ne maîtrisais plus tellement tous mes mouvements maintenant et il m’était apparu que, de la même manière que je m’enfonçais dans le sol, j’étais en train de me fondre dans le corps de Kilian. C’était bon et irrésistible.

A un moment, j’avais senti que Kilian s’agitait anormalement. Son corps mou un instant plus tôt s’était tendu. M’arrachant à l’attraction du béton, je m’étais propulsée en avant. Le gros cochon était en train de rouler un autre joint. Mon Dieu ! Avais-je pensé, ces types ne s’arrêtent jamais ?

Maurice, comme s’il avait été averti, nous avait rejoint. 

Il s’était assis face à nous. Il nous regardait comme s’il était en train de découvrir nos visages. J’avais cru qu’il se jetterait sur nous pour nous embrasser.

– Je vais mettre de la musique. Avait-il annoncé.

Kilian était déjà en train de cramer son cône et à nouveau l’odeur d’herbe avait rempli l’air. J’avais ressenti un besoin violent d’aspirer cette fumée, de me remplir avec. Maurice nous avait mis une musique électronique qui m’avait semblé n’être qu’un empilement de bruits.  

Le pétard était finalement arrivé entre mes doigts et j’avais aspiré une grande taffe d’emblée qui m’avait fait tousser. Ça avait été bon. Le goût. 

Nous l’avions réduit en cendres en un rien de temps. Je m’étais adossée contre la cheminée en attendant de voir ce qui allait se passer, me laissant aller à des vertiges subits. 

– C’est normal que le sol bouge ? Avais-je demandé en riant bêtement.

– C’est normal, bébé, avait dit Kilian, le bâtiment E est construit sur un grand lac de boue. 

Le fait qu’il m’ait appelée bébé m’avait fait hurler de rire.

Maurice riait aussi mais il était impossible de savoir de quoi, tant son être paraissait hors de toute réalité.

– Sur un lac de boue ? Pourquoi ? Avais-je demandé, toujours aussi hilare.

– Parce que l’architecte était un gros con ! Avait dit Kilian, l’air de qui vient d’avoir une idée géniale.

Nous nous étions esclaffés.

La nuit était en train d’arriver progressivement. Mes mains étaient toujours engluées dans le béton, tout comme mes fesses. Mes épaules vibraient bizarrement et ma tête semblait prise dans un grand pot de glu. Je m’amusai à essayer de la bouger de droite à gauche mais je rencontrais une forte résistance.

– Ce con d’architecte aurait pu nous faire une véranda, avais-je déclaré.

– C’est vrai, admit Kilian. Et une grande fontaine avec des statues. J’aurais bien aimé.

– C’est ringard, dis-je. Pourquoi pas un labyrinthe faits de grands murs en béton ?

– « Faits de grands murs en béton » ? Tu t’es prise pour un livre ou quoi ? Dit Kilian en ricanant avec méchanceté.

– J’essaie d’élever le niveau de la discussion, ici. Entre lui qui ne dit plus rien et toi qui débite de la merde, il faut que quelqu’un fasse le job. Mais réfléchis-y. Un labyrinthe de la taille du lycée avec un chemin qui nous conduirait à chaque bâtiment, ce serait bien, non ?

L’idée me paraissait brillante.

– Au moins on aurait une excuse pour arriver en retard ?

– Oui, dis-je en pouffant.

Il y avait eu un blanc ensuite. 

Je m’étais perdue dans des formes abstraites.

Kilian essayait de me toucher les seins mais je ne voulais pas. Je l’avais repoussé avec brutalité. J’avais regardé Maurice qui semblait totalement hors de propos. J’aurais préféré que ce soit lui qui me touche les seins. J’aurais volontiers mis mes doigts sur son dos, palpé ses angles musculeux. Mais ce gros idiot avait ressorti son sac de beuh et s’était mis en tête de rouler un joint. 

Les réserves en marijuana de ces types étaient-elles illimitées ?

– Franchement, vous ne pensez qu’à ça, les gars. Vous me faites pitié.

– Désolé, dit Kilian, je n’aurais pas dû essayer de te toucher les seins.

– Je ne parlais pas de ça. Je parlais de la fumette.

Mais Kilian ne m’écoutait pas.

– Il faut dire qu’il sont tellement énormes. On a du mal à les éviter. Dit-il en ayant du mal à retenir un fou-rire.

– C’est ta connerie qui est énorme, mon vieux.

Puis nous nous étions mis à rire. Pendant ce temps, Maurice ne pipait toujours pas mot. Il avait roulé son joint et avait frotté la pierre de son briquet pour en faire sortir une étincelle, puis une flamme. Le papier s’était mis à crépiter. Soudain, notre attention s’était tout entière tournée vers ce que tenait Maurice dans ses doigts.

Maintenant il faisait complètement nuit. Le rougeoiement du joint était désormais éclatant. Cela m’avait semblé beau et profond. Maurice s’était levé.

– Venez ! Avait dit Maurice.

Sa voix, caverneuse, comme sortie du fond d’un âge ancien, sonnait comme un commandement irrésistible. Mes fesses soudain s’étaient libérées de l’emprise du béton. Nous étions allés, à la suite de Maurice.

Il nous avait fait allonger sur le toit. De là, nous avions vue sur les étoiles. Dès le moment où ma rétine avait capté la lumière des astres lointains, j’étais comme partie dans l’espace. Mon corps s’était envolé, traversant espaces et univers. Ça avait été incroyable, quasi indescriptible. Puis quelqu’un m’avait tendue le joint. Je crois que j’étais en train de pleurer. J’étais redescendue immédiatement. La position allongée n’étant pas confortable pour fumer, je m’étais assise.

J’avais tiré de grosses lattes, en les faisant durer longtemps. La fumée envahissait ma bouche et mes yeux. J’avais vaguement envie de vomir. 

– On pourrait aller voir, avait suggéré Kilian, soudain.

– Voir quoi ? avais-je demandé.

– La lumière là-bas. En physique chimie.

J’avais mis un moment à bien capter l’information. En effet il y avait une lumière allumée dans le bâtiment. Dans l’état où j’étais j’avais du mal à comprendre ce que cela pouvait impliquer. À vrai dire, cela me semblait la chose la plus naturelle du monde, une lumière la nuit dans le bâtiment de physique chimie. 

L’idée m’avait tout de suite bien plu. J’avais envie de voir ce qui se tramait là-bas.

Nous étions arrivés au bord du bâtiment, devant l’arbre qui nous avait servi à monter et dont il fallait descendre. Contrairement à ce qu’avait dit Kilian, cela ne m’avait pas semblé bien difficile. Il n’y avait qu’à sauter. Des branches il y en avait partout. Cela aurait bien incroyable de ne pas pouvoir en attraper une et de ne pas réussir à poser son pied sur une autre. Je ne m’étais  pas posée dix fois la question. J’avais sauté dans l’arbre, me jetant sur une branche que j’avais repéré. De là j’avais descendu mes pieds sur une autre branche, puis j’avais sauté et voilà que j’étais en bas. J’avais regardé en l’air. Ma descente éclair avait rendu Kilian et Maurice euphoriques. Tous deux s’étaient jetés dans l’arbre comme des fous furieux. Kilian avait pris une branche dans la tête en sautant. J’avais éclaté de rire.

Maurice, lui, n’avait eu aucune difficulté à se mouvoir sur et dans l’arbre. Il avait atterri avec souplesse et force, juste à côté de moi. 

Sans attendre Kilian, gagnée par l’euphorie moi aussi, j’avais foncé en courant vers le bâtiment de physique chimie. J’étais comme un aigle, un félin dans la savane. Je me mouvais avec aisance et grâce. Jamais je n’avais ressenti une telle chose. Mon corps ne m’appartenait plus. Je ne bondissais plus, je volais d’un point à un autre. 

J’aurais voulu que cette course ne cesse pas. J’avais fait un tour du bâtiment de physique chimie en plus pour le plaisir.

La porte était ouverte et nous étions entrés. L’impression de pénétrer dans un espace défendu avait multiplié mon excitation. Nous riions sans arrêt Kilian et moi. Nous faisions trop de bruits. Maurice lui semblait totalement concentré sur notre objectif. Nous le suivions, notre guide qui marchait devant nous, puissant, calme et rassurant. À travers les couloirs et les escaliers que j’aurais dû connaître par cœur, je m’étais sentie perdue. J’avais cru un instant que nous étions dans une pyramide. Soudain, juste après une blague à la noix de Kilian, nous avions vu une porte ouverte et de la lumière.

Nous étions sans peur. Nous étions entrés.

Il m’avait semblé que le prof de physique-chimie avait été surpris de nous voir, mais je n’en aurais  pas mis ma main à couper. J’étais trop défoncée pour avoir un jugement clair là-dessus.

D’ailleurs j’étais bien trop captivée par la scène devant moi pour me préoccuper des états d’âme de mon prof. Il était en blouse, au milieu de solutions et de tubes à essai.     

– Vous tombez bien mes petits. Dit-il avec bienveillance.

– Vous préparez un TP ? Réussit à demander Kilian. On sentait qu’il avait mis tout ce qu’il avait de sérieux dans sa question. Mais il ne pouvait tromper personne. On devait sentir l’herbe sur un rayon de plusieurs mètres.

– Un TP ? Le prof avait éclaté de rire. Vous plaisantez ? Non, pas du tout. Je suis sur le point de finaliser un composé génial. Un produit capable de démultiplier les capacités d’attention d’un individu. Ce n’est plus qu’une question d’heure maintenant. De minutes peut-être. 

Ce disant il s’était avancé près de son bec bunsen en pleine combustion. La flamme avait éclairé le profil que je lui connaissais bien, mais qui en ces circonstances, m’avait paru très étrange. 

Son annonce extravagante avait provoqué un grand fou-rire général. Même lui avait ri de bon cœur.

– Intéressant… Avait dit Kilian, mais on sentait qu’il ne le pensait pas une seconde. Et de quoi est fait ce composé miracle ? 

– Très simple. Un mélange subtil de poivre, de grains de café moulu et d’agrumes, nous avait dit le prof en levant au ciel un regard dément et son large sourire.

Je m’étais dit immédiatement qu’il était en train de nous mentir. Il n’y avait qu’à voir la couleur de ses tubes à essais pour comprendre qu’il n’était pas en train de préparer une recette d’orange au poivre.

– Je crois que j’ai trouvé un moyen de le diffuser à grande échelle, mais il me faut d’abord vérifier l’effet du composé. Peut-être pourriez-vous m’aider ?

– Vous voulez qu’on le teste sur nous, c’est ça ? Avait demandé Kilian, visiblement prêt à tout.

– Grands Dieux, non ! Ça n’aurait aucun intérêt. Il me faut une échelle d’étude plus grande et sur une période de temps suffisante. Il faudrait faire l’expérience sur l’ensemble du lycée par exemple.

– Qu’est-ce qu’on doit faire alors ? avait demandé Maurice.

Le prof avait prit une grande flasque et l’avait débouchée. Une odeur acre en était sortie.

– ça fouette, hein ? Avait-il commenté en ricanant.

Il avait vidé le contenu de la flasque dans plusieurs diffuseurs anti-moustiques usagés de la marque Raid, qu’il nous avait fourré dans les poches. 

– Allez brancher ça un peu partout dans les salles de classe, le self, les bureaux administratifs, ce que vous voulez. Soyez inventifs.

Nous ne nous étions pas posé mille questions. Nous avions obtempéré, comme si cela relevait de l’évidence. Nous nous étions trouvés hors du bâtiment. Sans même commenter les bizarreries auxquelles nous venions d’assister, nous étions partis en trombe, chacun de son côté, à travers tout le lycée. J’étais surtout terriblement excitée à l’idée de me mouvoir librement dans le lycée la nuit, comme si c’était un jardin qui m’appartenait, investie d’une mission douteuse et drôle.    

Nous avions couru un temps qui m’avait paru immense. Lorsque j’avais épuisé mes stocks de diffuseurs Raid, j’étais exténuée. Soudain, je m’étais dit que je n’aspirais plus à rien d’autre qu’à mon lit. Nous nous étions retrouvés près de la sortie du lycée. Nous avions marché un moment dans les rues puis nous étions dit au revoir avant de prendre chacun à pieds la direction de sa maison.

Kilian avait voulu me raccompagner mais je lui avais dit non. Je voulais être seule. J’avais envie d’un instant pour comprendre ce qui m’était arrivée cette nuit.

En trouvant mon lit, j’avais trouvé le coma.

@simontrompette

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